Les traumatismes en poupée russe

Ray Gasseville et Anne Clotilde Ziégler

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Ray Gasseville : Mon histoire est restée en moi pendant trop longtemps. Les gens qui croisent ma vie n'ont aucune idée de ce qu'il se cache derrière ma façade de quadragénaire taciturne. Ils ne voient pas la honte, la culpabilité, la difficile acceptation de mes traumatismes passés. Tout ça m’a rongé pendant trop longtemps et j’ai décidé que le temps était venu de partager cette histoire, toute l’histoire.

Pourquoi maintenant ? Parce que l’analyse sur toutes ces phases de ma vie a éclairé mon passé d’une nouvelle lumière et m’a appris à mieux me connaître moi-même. Alors cette histoire qui est la mienne, malgré la honte, malgré la peur du jugement, je me dois de la partager ; pour permettre de mieux comprendre certains comportements et également pour aider d'autres personnes actuellement en détresse.

Anne Clotilde Ziégler : Le témoignage de Ray, cru, dur, aussi cru et dur que ce qu’il a vécu, pourrait s’appeler aussi « Un train peut en cacher un autre ». Il montre comment un traumatisme grave dans l’enfance prépare le terrain à une relation d’emprise à l’âge adulte. En tant que psychothérapeute et autrice d’un livre sur la perversion narcissique[1], j’ai donc, avec la permission amicale de Ray, commenté son récit. Comme tel, nous souhaitons, Ray et moi, qu’il puisse contribuer à la compréhension de ces phénomènes.

Je n’étais qu’un enfant quand tout cela s’est déroulé. Un jeune enfant. À plus de quarante ans, je suis toujours incapable de dater précisément les évènements. Je ne peux vous dire avec précision combien de fois cela est arrivé. J’ai en revanche des détails très précis de la première et de la dernière fois. Des faits commis dans le cercle familial, la plupart du temps dans l’appartement de mes grands-parents. Eh oui, je parle de viols. Ce mot en a mis, du temps, pour arriver. Trop de temps.

Anne Clotilde Ziégler : La qualification des crimes de viol pédophile tarde souvent à venir, surtout quand ils ont lieu dans le cadre familial, emprisonnant la victime dans la confusion.

Il y a là en partie un mécanisme de défense : les faits sont refoulés, pour permettre à la petite personne de continuer à grandir en laissant le souvenir des faits de côté, encapsulé dans une mémoire traumatique.

 

Ray : Parce que je fais partie de cette catégorie de survivants pour qui les viols, dans un premier temps, n’ont pas été perçus comme agressions. Il n’y a pas eu de violence physique. J’étais avec une personne de confiance, quelqu’un qui avait pour moi une image rassurante. Quelqu’un qui, dans ma tête de petit garçon, n’aurait jamais pu me faire de mal, peut-être même un modèle. Lui aussi était un enfant, quoi que bien plus âgé. Et je ne comprenais pas ce qui se passait. Tout ce que je savais, c’est que tout cela n’était pas bien. Mais dans ma tête, c’était un secret. Quelque chose de « mal » que nous faisions tous les deux.

ACZ : nous voyons ici à l’œuvre une des composantes puissamment toxiques des viols sur enfants commis dans le cercle familial (c’est vrai aussi pour le cercle élargi : amis de la famille, baby-sitters, éducateurs divers, etc.). Le fait que le violeur soit réputé comme digne de confiance induit l’enfant en confusion. L’enfant préserve l’image du violeur pour pouvoir continuer d’avoir confiance dans le monde des « grands » sans lesquels il ne peut survivre.

Ce mécanisme est appelé « identification à l’agresseur » (à l’œuvre dans le célèbre « syndrome de Stockholm ») : pour survivre et tenter de donner du sens au fracas, l’enfant adopte le point de vue de son agresseur, par empathie et contagion émotionnelle. Ainsi, il « comprend » que l’autre lui fasse du mal et s’en attribue la responsabilité.

Par ailleurs, il fait mal la distinction entre une « bêtise » commune (mettre son doigt dans le pot de confiture), sur laquelle bien sûr il garde le secret pour ne pas se faire gronder, et l’agression dont il est l’objet.

Enfin, le fait que l’agresseur ait été adolescent a contribué au fracas : s’il était beaucoup plus âgé et pubère, le violeur était encore à la frontière de l’enfance, ce qui rend l’identification plus « naturelle ». Il faisait partie des « grands » pas tout-à-fait adultes que les petits admirent et auxquels ils veulent ressembler, et Ray était flatté qu’un « grand » veuille bien jouer avec lui, même si les jeux n’en étaient sinistrement pas…

 

Ray : Quand, arrivé à l’adolescence, certaines de ces images me revenaient, je me posais beaucoup de questions. Était-ce possible que tout cela se soit déroulé ? Tout me semblait si flou que je me demandais si je n’inventais pas. Cela m’enfonçait dans la culpabilité et me renvoyait l’image de quelqu’un de détraqué. Franchement, inventer des choses pareilles !

ACZ : De nouveau, on voit ici comment Ray préserve l’image idéale des personnes de son entourage : ils sont forcément dignes de confiance, c’est donc forcément lui qui invente. Les souvenirs qui commencent à refaire surface sont flous, et il fait mal la différence entre cela et des inventions imaginaires, des fantasmes. A l’adolescence, les rêveries à connotation sexuelle commencent à voir le jour, témoins de la maturité hormonale, et les souvenirs qui s’y mêlent viennent gravement troubler cette émergence normale.

 

Ray : Petit à petit, des choses me revenaient. Des phrases qu’il utilisait, comme « tu la sens ? » ; jamais je n’aurais pu inventer cela. Et puis un jour, ce fut la révélation. Mon cerveau de petit garçon avait enregistré, la dernière fois que cela s’était produit, quelque chose sans le comprendre. Et découvrant la sexualité par les films pornographiques, j’ai compris que cela avait un nom : l’éjaculation. Me considérais-je comme victime pour autant ? Non, toujours pas. Encore une fois, je me disais qu’il n’y avait eu aucune violence physique. Il arrivait que ce soit intégré à nos jeux d’enfants. Je ne m’y étais jamais opposé. J’avais agi comme si par moments j’attendais que ça se produise. Et, je dois le reconnaître, j’ai ressenti une certaine excitation voire du plaisir. La culpabilité, la honte étaient une fois de plus alourdies.

ACZ : Cette fois, Ray identifie clairement qu’il s’est bien passé quelque chose dans la réalité. L’absence de violence et l’excitation inévitable, par contagion émotionnelle, liée à ces « jeux » continue à lui faire penser qu’il a été consentant. Il ne fait pas la distinction entre le consentement vrai et la soumission par incompréhension, loyauté et obéissance.

 

Ray : J’ai grandi en ayant une mauvaise image de moi : un détraqué qui faisait des cochonneries à un âge où je n’aurais jamais dû savoir ce que c’était. Tout ça m’entraînait dans bien des questions. Outre celles concernant mon orientation sexuelle, il y en avait de bien plus graves : avais-je des déviances ? Je suis arrivé dans l’âge adulte au moment où les affaires de pédophilie faisaient les gros titres. Et derrière toutes ces histoires, il y avait des hommes dont la défense était bien souvent qu’ils reproduisaient ce qu’ils avaient vécu enfants. Tout cela me faisait peur. Et si j’étais comme eux ?

ACZ : L’identification à l’agresseur mûrit chez Ray, à la suite d’affaires de pédophilie médiatisées. Il adopte une erreur de raisonnement commune : si certains pédophiles se défendent par l’argument de la répétition, alors tous les enfants violés (donc, lui) sont des pédophiles en puissance. C’est un peu comme si on disait : si certains développent un eczéma après avoir mangé des fraises, alors tous les mangeurs de fraises vont déclencher un eczéma.

 

Ray : C’est à cette époque que j’ai rencontré Emma. Dès le début, notre relation ressemblait aux montagnes russes, elle pouvait passer avec une rapidité fulgurante du visage de la femme portant un amour inconditionnel et de l'admiration à quelqu'un qui cherchait à me dominer. Dans les moments où elle me bombardait d’amour, je me confiais à elle. Une nuit, je lui racontai qu’enfant, il m’était arrivé des choses. Avec quelques détails, mais sans m’étendre davantage, je n’arrivais toujours pas à vraiment en parler.

Tout est allé très vite. Au bout de quelques semaines, elle m'imposait une date de mariage (à l'époque, j'étais résolument contre). Au bout de quelques mois, elle avait fait le ménage autour de moi : mes amis, la famille que je pouvais voir régulièrement. J'avais l'impression d'être dans un train qui allait vite, beaucoup trop vite pour moi. De ne plus rien contrôler.

ACZ : Ray décrit ici une relation d’emprise : la prédatrice souffle le chaud et le froid, alternant les bombardements d’amour et les manœuvres visant à prendre le pouvoir sur l’autre et l’assujettir. Elle accélère le rythme des choses, commence à lui faire faire ce qu’il ne veut pas faire, et l’isole de ses relations familières. Ainsi, bousculé, esseulé, rendu confus émotionnellement et cognitivement, Ray commence à être à sa merci.

 

Ray : La pression du travail s’ajoutant au reste, les épisodes dépressifs ont commencé. L’attitude d’Emma était étrange. Comme si ce qui lui importait le plus était son incapacité à me rendre heureux. Et, avec le recul, elle me maintenait un peu aussi la tête sous l'eau tout en me reprochant tout le temps d'être déprimé.

ACZ : On voit ici à l’œuvre une manœuvre courante dans l’emprise, illustrée par l’histoire du « gâteau de boue » : une petite fille demande à un petit garçon de lui faire un gâteau avec de la boue. Ce dernier, pour lui plaire, s’exécute. Quand il vient lui porter le cadeau qu’elle a demandé, elle se moque de lui parce qu’il est tout sale. Emma fait ici la même chose : l’emprise qu’elle exerce sur Ray l’amène à se déprimer ; elle a tout le loisir ensuite de lui reprocher l’état dans lequel elle l’a mis elle-même.

 

Ray : J’ai commencé une thérapie et un jour, prenant mon courage à deux mains, j’ai essayé de raconter ce qu’il m’était arrivé enfant. J’étais confus dans mes propos. Je n’osais toujours pas parler de viol. Mon psychiatre le balaya d’un revers de main. « Le passé, c’est le passé ».

ACZ : …

 

Ray : La mort de ma grand-mère fut un déclencheur. J’avais perdu ma boussole. Et le fait de me retrouver là où tout s’était déroulé, le fait de croiser plusieurs fois mon agresseur... Mon cerveau était bombardé d’images, de mots, de questions.

ACZ : le refoulé fait retour, c’est-à-dire que la mémoire traumatique remonte à la conscience de Ray, qu’il se souvient enfin, à la faveur des circonstances et d’une moindre résistance psychique (deuil, dépression, emprise)

 

Ray : Alors, il fallait que je trouve une solution. Que je comprenne. Je suis tombé sur l’interview d’un célèbre guitariste, qui expliquait qu’il avait, avec l’aide de son thérapeute, visionné des vidéos pédopornographiques pour avancer dans sa thérapie. Et je me suis souvenu de ce soir où Emma m’avait appris que sur le logiciel que nous utilisions pour partager films et musique, elle était tombée sur ce genre de contenu et en avait téléchargé « pour voir ».

ACZ : C’est donc la prédatrice qui a commencé. Elle fera par la suite comme s’il n’en était rien. Mais ceci n’est pas un détail : il y a là un piège redoutable dans lequel elle va faire tomber Ray, déjà aux prises avec des questionnements sur sa « normalité ».

On peut s’interroger sur sa motivation à elle. Piège pour Ray ? Fascination pour la pédopornographie, sur un fond d’attirance pour cela ? (Ce ne serait guère étonnant, au vu de la dynamique de l’inconscient dans les couples, et de celle du pervers narcissique qui utilise l’autre comme une poubelle psychique, l’accusant de ses propres travers). Sans doute les deux.

 

Ray : Et si c’était la solution ? Mon thérapeute à moi refusait d’aborder le sujet, mais je pouvais peut-être le faire tout seul. Qu’allais-je chercher dans ces vidéos ? Un déclic. Savoir s’il est possible de faire des choses avec un enfant comme cela m’était arrivé. Quelle réaction pouvait avoir un enfant quand il lui arrive cela. Si ma réaction et l’excitation que j’avais pu ressentir me rangeait définitivement au rang des détraqués ou si c’était commun.

ACZ : Ray essaie de comprendre, cherche une voie pour mettre du sens sur le fracas qui revient : la confrontation à l’expérience des autres. Nous sommes tous friands de témoignages qui peuvent porter du sens pour nous, faire miroir à notre expérience pour nous permettre de la comprendre, et ceci est juste.

Cela rajoute cependant une nuance terrible aux doutes que Ray a sur lui : chercher à rejoindre sa propre expérience, floue, par l’essai de visualisation des passages à l’acte, le rend « actif ». Et cela renforce son doute à propos de lui-même : et si dans les viols initiaux il prit une part « active » aussi ?

 

Ray : Alors, j’ai essayé. J’ai téléchargé des fichiers. Cela ne faisait qu’empirer ma culpabilité et l’image que j’avais des déviances. Les visionnages étaient très brefs. Dès que je lançais le film, je sentais que je faisais quelque chose de mal. Je ne pouvais en regarder plus de quelques secondes avant de supprimer le fichier.

ACZ : Si Ray avait été pédophile, il serait resté à regarder, excité et fasciné…

 

Ray : Mais ce cirque continua quelques jours. Jusqu’au jour où Emma, fouinant comme à son habitude dans mes dossiers, tomba sur des fichiers en cours de téléchargement (petit point technique : ces fichiers n’étaient donc en aucun cas « visualisables »).

ACZ : le piège s’est refermé, la prédatrice en fouinant n’ayant rien fait d’autre que vérifier si Ray était tombé dedans.

 

Ray : A la lecture des noms de fichiers, elle comprit immédiatement de quoi il s’agissait. Sans écouter mes explications, elle commença à dire « mon dieu, je vis avec Marc Dutroux ! ».

ACZ : Le fin mot de la motivation de la prédatrice apparaît. Il s’agit d’accuser Ray en renforçant le doute atroce qui le tenaille : celui d’être bel et bien l’agresseur potentiel auquel il s’est identifié. Il s’agit pour elle de continuer à prendre le pouvoir pour détruire, voire (ce n’est pas certain, mais on peut en faire l’hypothèse, tellement le phénomène est courant) d’accuser sa proie de ses propres travers et penchants (« Ce n’est pas moi, c’est lui »).

 

Ray : Le lendemain, j’ai pris un rendez-vous en urgence chez mon psychiatre. Après une longue discussion, il a reçu Emma et a tenté de la rassurer « Non, votre mari n’est pas un pédophile ! ». Bien entendu, je n’ai jamais recommencé. J’ai compris que cela ne me menait à rien et la culpabilité d’avoir eu entre les mains ces images est le plus grand regret de ma vie.

ACZ : Il est clair que Ray n’est pas le pédophile qu’il a craint d’être : il ne peut visionner les images, même pour tenter de comprendre pour lui, et se sent coupable et honteux d’avoir contribué, ne serait-ce que de façon indirecte, à la maltraitance d’enfants.

 

Ray : Face à cela, Emma était très changeante. Par moments, elle me traitait de « sale pervers pédophile ». Mais quelques jours après les faits, elle me laissait seul dans une cabine de vestiaire de piscine avec une de ses nièces.

ACZ : on peut se demander s’il s’agit là d’un nouveau piège…

 

Ray : Moi, à ce moment-là, j’avais peur de me retrouver seul avec un enfant. Je n’avais pas peur de moi, j’avais peur que la moindre situation paraisse équivoque. Cette situation fut donc très désagréable, mais elle semblait m’envoyer un signal qu’Emma, malgré tout me faisait confiance.

ACZ : On voit ici à l’œuvre une manœuvre nommée « double lien », qui pourrait se définir comme : quoi que l’on fasse, on perd. Si Ray accepte la proximité avec la petite fille, il est à la merci de n’importe quelle situation pouvant sembler équivoque, au vu du contexte. S’il refuse, il peut sembler avouer qu’il se sent tenté par un acte pédophile. Il est coincé.

 

Ray : Mais de ce jour-là, à chaque fois qu'un conflit apparaissait pour n'importe quel petit sujet anodin, tout revenait invariablement à ça. C'était devenu son argument ultime. Elle pouvait me menacer de dénonciation.

ACZ : Répéter un message finit par le rendre convaincant… C’est le même mécanisme que celui de la publicité. Qui plus est, Ray est ravagé par le doute, ce qui le rend « poreux » au martèlement de la prédatrice.

 

Ray : Quelques mois plus tard, elle est tombée amoureuse d'un homme à son travail. Elle m'en parlait. Me disait qu'elle ne savait pas si elle allait passer à l'acte, que je ne pourrais que l'accepter après ce que j'avais fait et qu'après cela, "nous serions quittes".

ACZ : Manœuvre classique du retournement de la responsabilité afin de ne pas avoir à l’assumer. Ce n’est pas la prédatrice qui est tentée par l’infidélité, c’est sa proie qui a commis un méfait justifiant la trahison amoureuse.

 

Ray : Cette torture a duré pendant des mois jusqu’à ce qu'une nuit, elle parte de la maison pour aller vivre chez lui. Deux jours après, elle a demandé le divorce. Notre mariage n'a pas tenu trois ans.

 

Par la suite, j'ai compris instinctivement qu'il fallait que je me préserve d'elle. J'ai commencé à couper les ponts, mais même après l'avoir prévenue que je ne souhaitais plus être en contact avec elle, elle est revenue sans cesse à la charge comme si je n'étais qu'un gamin capricieux.

ACZ : L’emprise ne s’arrête pas avec la fin du mariage…

 

Ray : Et bien sûr, les conversations se terminaient toujours par un chantage sur ce que j'avais fait. La gravité des faits avait l'air de prendre dans sa tête de plus en plus d'ampleur.

ACZ : On touche là au mécanisme qui consiste, pour le pervers narcissique, à déformer sa lecture de la réalité, petite touche par petite touche, au gré de ce qui l’arrange narcissiquement. J’appelle cela le « subdélire » : pour qui n’y prend pas garde, il est presqu’invisible, ce qui le rend « efficace » pour continuer à maintenir la proie et l’entourage dans la confusion.

 

Ray : Je savais qu’elle l’évoquait sur son blog, sur des forums mais toujours dans des termes évasifs demandant aux gens une conversation privée pour qu’elle en dise plus.

De mon côté, cet épisode des vidéos m’avait fortement ébranlé. Malgré les séances où mon psychiatre tentait de me rassurer sur ma propre dangerosité, j’étais arrivé à un point où même le mot « pédophile » me faisait peur. Où l’entendre me semblait destiné. Chaque fait divers lié à l’abus sexuel de mineurs ou à la pédopornographie me mettait mal à l’aise, comme si cela me renvoyait à une culpabilité que je cachais à tout le monde.

ACZ : Le martèlement de la prédatrice fonctionne à merveille…

 

Ray : Quand Emma apprit que j’avais rencontré une autre femme, elle en devint folle de rage. Je ne comprenais pas, cela faisait plusieurs années que nous étions séparés et elle avait eu elle-même plusieurs compagnons. Pourquoi n'avais-je pas le droit de refaire ma vie ?

ACZ : Ce premier mouvement de sortie d’emprise et le fait que Ray ne se soit pas écroulé (par exemple en mettant fin à ses jours) remplit la prédatrice de rage, parce que sa proie lui échappe et parce qu’elle n’a pas réussi à mener jusqu’au bout son entreprise de destruction.

 

Ray : J'ai finalement quitté la région où j'habitais et j'ai refait ma vie avec cette femme, nous avons eu une adorable petite fille, nous avons acheté une grande maison et nous nous sommes mariés.

Pendant tout ce temps-là, Emma revenait de temps en temps dans ma vie. Chaque fois qu'elle me recontactait, tout revenait, la pression, le chantage. Plusieurs fois elle tenta de mettre mon nouveau couple en péril. Alors je l'ai bloquée, par téléphone, par réseaux sociaux.

ACZ : La prédatrice ne lâche pas sa proie. Elle n’a pas renoncé ; elle essaie encore.

 

Ray : Á l’aube de mes quarante ans, j’ai commencé à lire des témoignages d’anciennes victimes d’abus sexuels. Et même si au début, je me disais « Oui, mais moi, ce n’était pas pareil », j’ai dû me rendre à l’évidence. Non, il n’y a pas eu de contrainte physique. Mais je n’avais pas conscience de ce que nous faisions. Oui, nous étions deux enfants, mais lui était pubère. Lui, savait parfaitement ce que nous faisions et avait une emprise sur moi ou du moins un rôle d’autorité. J’ai enfin commencé à accepter le qualificatif de viol. Jamais je n’aurais dû être confronté à cela. Ce n’était pas un secret un peu sale que je partageais avec quelqu’un, c’est quelqu’un qui m’avait amené à faire des choses qui eurent bien des conséquences dans ma vie et qui ont contribué à construire cette image faussée et dévalorisante que j’ai de moi-même.

ACZ : Ray commence à comprendre qu’il n’est pas responsable des crimes qu’il a subis. Il y a en effet, dans les actes de pédophilie au sein de cercles proches, abus d’autorité et abus de faiblesse.

 

Ray : Cette prise de conscience est arrivée au moment où j’étais en contact avec d’anciennes victimes sur Twitter, et où j’étais en train de sombrer de nouveau dans la dépression. Un jour où les pensées suicidaires étaient bien trop fortes, j’ai fait mes adieux à ce petit monde. J’ai expliqué à quel point j’étais devenu un poids pour tout le monde et que ma femme ne partait pas « uniquement parce qu’on ne quitte pas quelqu’un dans mon état » avant de rajouter « enfin oui, mon ex-femme, elle, l’a fait ». Le soir-même, Emma est apparue comme par magie sur Twitter en messages privés, sous une identité que je ne connaissais pas. Cela faisait, je pense, des années qu'elle suivait mon compte sans que je le sache. Le lendemain, Emma entrait en contact avec ces personnes et leur racontait que j’étais un « pédophile notoire ». Ces personnes, sans rien me dire, se sont détournées de moi.

ACZ : la prédatrice a enfin trouvé un angle pour continuer son travail de sape. Bien trop souvent, les affaires de cyber-harcèlement et de « bashing » sur les réseaux sociaux défraient la chronique, avec les conséquences parfois dramatiques que l’on sait.

Elle passe à l’acte au moment où elle perçoit que Ray est dans un état de moindre résistance et de détresse, et ce n’est pas un hasard.

 

Ray : Quand je les ai contactées pour raconter mon histoire, elles ont commencé à me reprocher des choses hallucinantes. Pour elles je "minimisais" mes actes. J'ai alors confronté Emma sur ce sujet, pour essayer de mettre les points sur les i. Sa réponse m'a énormément secoué. Selon elle, c’étaient des centaines de vidéos que j’avais téléchargées. Certaines avec des nourrissons. Et elle les avait regardées.

ACZ : Elle les a regardées. Soit c’est vrai, et alors elle cela confirme qu’elle est friande de cela, ou du moins indifférente à la souffrance des enfants étalée sous ses yeux, soit c’est un mensonge éhonté. Dans les deux cas, cela fait d’Emma autre chose qu’une innocente victime horrifiée.

 

 Tout cela accompagné de « mais oui, souviens toi ! ». Elle m’écrivait qu’elle avait « peur pour mon entourage », que j’étais « dangereux ».  Et que mon psychiatre avait « minimisé mes actes » et « trop donné d’importance » à ce qui m’était arrivé. Elle mit en doute mes viols, me menaça sourdement en me disant qu’elle « n’enverrait pas » à mon agresseur tout ce que je racontais sur lui « pour avoir sa version de l’histoire ». Le lendemain, elle me somma de fermer mon compte Twitter, en utilisant encore une fois le chantage. « Tu n’as pas d’amis ici », « Des magistrats veulent faire quelque chose contre toi, je te préviens, s’ils me contactent, je leur dirais ce que je sais ». Alors, je l'ai fait. De toute façon si à ce moment-là, elle m'avait demandé de sauter par la fenêtre, je l'aurais fait.

ACZ : De subtiles modifications en subtiles modifications de la réalité, la prédatrice est parvenue à une version totalement mensongère et calomniatrice des faits. Elle a réussi à entraîner à sa suite les personnes du réseau social de Ray qui, elles-mêmes traumatisées, se méfient à juste titre qu’un loup entre dans la bergerie. Pour Ray, cela donne aux accusations d’Emma une chambre d’écho dont il est impossible de se défaire tout-à-fait. Une fois une calomnie lancée, il en reste toujours quelque chose.

 

Ray : Elle commença à me harceler par téléphone. Puis, une semaine plus tard, à contacter mon épouse qui, ayant peur que je fasse une connerie, me voyant sombrer de jour en jour, comprit immédiatement la détresse dans laquelle je me trouvais et m'amena aux urgences psychiatriques. Je ne savais plus qui j'étais. J'avais peur d'être dangereux. Je suppliai le psychiatre urgentiste de m’interner, de me mettre sous castration chimique s’il pensait que c’était nécessaire. J'ai passé dix-neuf jours en hôpital psychiatrique, sous protocole pour comportement suicidaire. Moi, je me disais que tant que j'étais là, je ne risquais pas de faire du mal à quelqu’un.

ACZ : L’entreprise de « décérébration » (pour reprendre l’expression de Paul Claude Racamier) de Ray a fonctionné. Il est convaincu de sa dangerosité potentielle, alors même que, s’il demande une hospitalisation pour protéger tout le monde, c’est qu’il veut absolument ne nuire à personne… Les auto-accusations dévalorisantes, qui sont un symptôme dépressif, viennent renforcer sa confusion.

 

Ray : Á ma sortie, j'ai commencé à lire des témoignages de victimes de pervers narcissiques. Des livres de spécialistes. Et un jour, je suis tombé sur la définition du "gaslighting"[2] et j'ai compris exactement ce qu'il m'était arrivé.

ACZ : L’emprise commence à ne plus fonctionner quand la proie peut mettre de la pensée sur son fracas. Un peu comme les « trucs » de prestidigitateurs : quand on comprend ce qu’ils font, l’illusion ne fonctionne plus. La véritable sortie d’emprise est là.

 

Ray : J’ai commencé plusieurs thérapies, sur les abus psychologiques et sexuels. Mais en dehors de mon épouse, je me suis coupé du monde extérieur.

Je peux écrire des textes sur ma page Facebook, sous mon nom de plume, mais je suis incapable de m’adresser réellement à des personnes. Il m’arrive d’avoir peur, pour peu qu’un de mes articles soit lu, commenté, applaudi, qu’Emma vienne raconter à toutes ces personnes que je ne suis qu’un imposteur, qu’un pervers. Je ne sais pas à qui d’autre elle a pu parler (quand je pense à toutes ces années où elle a écrit sur des forums, aux personnes avec qui elle a été en contact sur Twitter et qui continuent à penser que JE suis pervers narcissique…).

ACZ : C’est toujours la même manœuvre de retournement : accuser l’autre de ses propres travers.

 

Ray : Quand bien même, j’ai trop peur d’entrer en contact avec quelqu’un, de nouer des liens et qu’ensuite elle l’apprenne et aille lui parler. Je me sens comme porteur d’une maladie contagieuse, alors je m’isole.

ACZ : Il y a là une des difficultés avec laquelle il faut composer à la sortie d’emprise : la peur que le prédateur surgisse comme un diable d’une boîte quand on ne s’y attend pas. La vie virtuelle, dans laquelle on peut se dissimuler derrière des avatars et autres pseudos, vient renforcer cette crainte. Il reste à se dresser, comme le fait Ray, pour dire sa vérité. Ceux et celles qui préfèrent rester à la version calomniatrice de la prédatrice auront le choix.

Il reste surtout à renforcer pour soi-même la conviction que l’on ne correspond pas au portrait que le pervers narcissique fait de soi ; la véritable sortie d’emprise est intérieure et ne dépend pas des autres. Personne n’a de pouvoir sur ce les autres pensent, dans cette situation comme dans toutes les autres.

 

Ray : De plus, je ne vois toujours pas comment évoquer le fait qu’un jour je sois entré en possession de ce matériel pédopornographique.

ACZ : c’est chose faite…

 

Ray : Je sais où j’en suis, je fais enfin la distinction entre les rôles de bourreau et de victime dans mon histoire, mais je me dis que personne ne peut me croire, que cela l’emportera toujours sur le fait que j’aie été abusé sexuellement et psychologiquement et qu’étant un homme je reproduis ce que j’ai vécu parce que j’ai des déviances.

Enfin je sais et je comprends que certaines personnes ne comprendront jamais mon histoire. Peut-être par instinct de survie et je le comprends très bien : les anciennes victimes d’abus sexuels ne peuvent se permettre d’avoir ne serait-ce que l’ombre d’un doute sur la possible pédophilie d’un de leur contacts. Je le réalise maintenant, c’est pour les mêmes raisons qu’il me faut aussi m’éloigner d’elles car elles continueront à faire planer sur moi cette question amplement débattue avec mes thérapeutes. Mais je ne peux en vouloir à ceux qui croient ce que mon ex-femme peut raconter sur moi, j'ai bien fini par y croire moi-même.

ACZ : l’hyper empathie de Ray lui joue encore des tours… L’identification à l’agresseur, ici les personnes qui tendent l’oreille aux calomnies, est encore à l’œuvre. Si l’empathie permet de comprendre ce qui se passe pour l’autre, ce qui est profitable, elle pousse aussi à adopter son point de vue, délaissant sa propre réalité, ce qui est toxique, comme on l’a vu tout au long de cet article.

 

Ray : Imaginez quelqu’un avec un trouble obsessionnel qui se relève quinze fois pour voir si sa porte d’entrée est fermée. Imaginez maintenant qu’une fois qu’il se couche enfin, la personne à côté de lui dise « Tu es sûr qu’elle est fermée cette porte ? ». C’est à cela que ma vie a ressemblé durant quatorze ans : la peur que quelqu’un puisse remettre en doute ce dont j’étais, pourtant, sûr et me fasse porter ce rôle de bourreau que j’avais tellement peur d’avoir.

 



[1] Anne Clotilde Ziégler, Pervers narcissiques bas les masques, Paris, Solar, 2015

[2] Voici une définition de Gaslighting (empruntée à Wikipedia) « Le gaslighting, ou gas-lighting est une forme d'abus mental dans lequel l'information est déformée ou présentée sous un autre jour, omise sélectivement pour favoriser l'abuseur, ou faussée dans le but de faire douter la victime de sa mémoire, de sa perception et de sa santé mentale »